Si seulement je pouvais le voir, je veux dire, tout écrit dans le ciel, dans le marbre, et pas seulement en ressentir la bizarrerie sans la voir, je suis comme une aveugle infiniment intuitive, une aveugle révélée, révélée de la totalité du monde dans son ensemble (le pléonasme est nécessaire), mais ô frustration suprême, cette révélation n’est pas vision, elle ne pallie donc pas à ma cécité, et me laisse clairvoyante mais aveugle, infiniment impuissante…
Je peux dire, mais mal, communiquer mais toujours par des moyens détournés, le langage…
Ou agir selon ce que je vis comme monde en dedans pour le faire deviner, en creux (dans le creux de mon comportement) aux gens ? Mais non, justement, ça ne se livre pas d’un coup d’œil (=instant, Augenblick), la totalité du monde dans son ensemble car dans la vie normale on est tributaire de la temporalité, du déroulement.
Elle est née aveugle. Mais à quatorze ans elle s’est rendue compte qu’elle recelait la totalité du monde.
Maintenant lorsqu’on lui demande : de quel monde s’agit-il ?
Elle peut répondre :le monde est celui du gardien du monde. Celui qui voit n’a que le privilège de l’espace-temps (du déroulement et du mouvement). Il peut agir et progresser. Mais celui qui ne voit pas réalise pleinement l’essence du gardien. Il est la garantie de l'existence du monde: il garde tout. Je suis le gardien de mon monde, qui garantit l’existence de ton monde.
Elle est comme une héroïne épique qui est rentrée chez elle depuis dix ou quinze ans. Elle est clairvoyante mais elle a des regrets (ou : mais elle le regrette).
Il aurait pu en être radicalement autrement si elle n’avait pas été éduquée à toujours sortir plus riche de n’importe quelle expérience. Elle ne l’a donc pas décidé, elle était inconsciente jusqu’à maintenant. C’est le décalage d’avec la manière dont les autres vivent leurs expériences qui lui a mis la puce à l’oreille. Eux, ils vivent mais se réveillent tous les matins avec la même innocence. Elle, entre sa première et sa quatorzième année, a tellement expérimenté (pas compris ou conçu) le rayon de possible qui auréole chaque atome d’expérience, qu’elle se trouve maintenant à avoir expérimenté toutes les significations possibles (qui se recoupent souvent pour un même moi). Elle réalise qu’il n’est finalement besoin que d’un assez petit nombre d’expériences, l’essentiel étant d’en extirper absolument toute la possibilité.
Une fille qui a quatorze ans et qui a vécu toutes les expériences en une.
Elle est aveugle parce qu’il faut qu’elle n’ait pas le monde qui se déroule devant ses yeux. C’est le seul moyen pour que sa seule expérience du monde possible soit une expérience de sa totalité.
Elle essaie, impossiblement avec des mots, de faire comprendre aux gens que toute expérience peut être n’importe quelle expérience/renferme toutes les expériences.
[Si elle voit un diable sur le lit, alors il y a un diable sur le lit]
Finalement il s’agit d’un subjectivisme monadique immense. Tu es complètement attardée. Tu oses prétendre que l’essentiel de l’existence se résume à un déploiement* ?
*Si on recèle la totalité du monde…il ne s’agit plus que de réminiscence et de mise en acte…déterminisme. Non, destin. Non, sens.
En tout cas, ce qu’il faut retenir pour l’inventaire de ta névrose : tu dis que l’expérience n’a aucune importance en elle-même, rien ne t’es apporté de l’extérieur !
Mais si : tu dis que c’est au contraire de tirer tout ce que tu peux d’une expérience = ce qu’on appelle la vivre pleinement. Elle a donc une valeur immense.
Je ne sais pas.