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Ma mère et la musique

Oh que ma mère était pressée : le notes, les lettre, les Ondines, Jane Eyre, Anton Goremyka, le mépris de la douleur physique, Napoléon à Sainte-Hélène, seul contre tous, seul —sans personne, comme si elle savait qu’elle n’aurait pas le temps, que de toutes façons elle n’aurait pas le temps pour tout, que de toutes façons elle n’aurait le temps pour rien ; alors voilà, il fallait au moins cela et encore juste cela et encore cela, et cela aussi… Afin que nous ayons ce qu’il faut pour l’évoquer ! Afin de nous nourrir une fois pour toute dans la vie. De sa première à sa dernière minute, elle n’a cessé de donner, de nous gaver, sans rien laisser reposer ni se tasser (sans nous laisser nous apaiser), elle nous a inondées, remplies à ras bord —impression sur impression et souvenir sur souvenir —comme on bourre une malle déjà trop pleine (la malle s’avèrera être sans fond, du reste), sans y prendre garde ou exprès ? Enfonçant au plus profond le plus précieux afin qu’il se conserve plus longtemps loin des yeux, en réserve, pour la dernière extrémité, lorsque « tout a été vendu » et qu’à la recherche de quelque chose encore, on fait un dernier plongeon dans la malle et là, il y a encore —tout. Afin qu’à la dernière minute, le fond offre tout de lui-même (ô inépuisable fond de malle de ma mère, offrande incessante !). Ma mère semblait s’enterrer vivante à l’intérieur de nous, pour l’éternité. En nous elle donnait un corps aux choses invisibles et impondérables, chassant ainsi à jamais hors de nous tout ce qui est visible et pesant. Quel bonheur que tout ceci ait été non science mais Lyrisme, ce dont il n’y a jamais assez et à ce double titre : comme l’affamé qui n’a jamais assez de tout le pain de l’univers et comme dans le monde il n’y a jamais assez de radium ; c’est ce qui est par nature manque de tout, manque de soi, et qui pour cette seule raison cherche toujours à saisir les étoiles — ce dont il ne peut jamais y avoir en trop, parce qu’il est en lui-même trop, parce qu’il est en lui-même trop, tout le trop-plein de douleur et de force, trop-plein de force s’en allant en douleur qui remue les montagnes.
Ce n’était pas une éducation, c’était une mise à l’épreuve. Ma mère mettant à l’épreuve la force de résistance de notre cage thoracique —allait-elle céder ? Non, elle n’a pas cédé, au contraire elle est devenue si vaste que par la suite et même maintenant rien ne peut la remplir ni la nourrir. Ma mère nous faisait boire à la veine ouverte du Lyrisme tout comme nous plus tard, ayant ouvert les nôtres, nous nous efforcions de faire boire à nos enfants le sang de notre propre douleur. Leur bonheur est que ce fut un échec, le notre — que ce fut un succès.
Après une mère comme elle, il ne me restait plus qu’une chose à faire : devenir poète. Afin de disperser ce qu’elle m’avait donné, ce dont qui m’eût étouffée ou transformée en violateur de toutes les lois humaines.


Marina Tsvetaeva, Ma mère et la musique, p.51.



A quoi maman m'a fait dire par Chloé qu'elle n'avait rien compris, et Matthieu m'a répondu qu'il avait toujours trouvé superbe ma cage thoracique. Il s'agit de papa et moi bien sûr, mais -- où l'on voit pourquoi je ne suis pas du tout poète-- le Lyrisme en moins. Que reste-t-il? La mise à l'épreuve.

Autre chose, il faut être honnête: papa a tout fait pour nous et rien pour lui. Il ne s'agit pas de cet égoïsme immature de la mère Tsvetaieva.
Mais en fait cela revient au même: faire pour nous en l'occurence revenait à faire pour lui, car tout ne visait qu'à réparer l'inadéquation/imperfection/inexactitude qu'il se sentait incarner --avec toute sa propension à se sentir incarner les choses. La FELURE n'est-ce pas, on reconnait donc déjà la vacuité de l'entreprise (ceci dit ce thème rachète l'intention... c'était pour l'épargner à ses descendants!)... Autrement dit: bien naturellement, ce qu'il a fait (moi) il l'a fait selon ce que lui pensait être le bien pour un être humain. Ce bien, il le définit par rapport à sa propre imperfection/fêlure. Or si l'on se place de son point de vue (ce qui est impossible, je pressens donc la conclusion absurde ou révélatrice), on voit bien que me faire/praxis moi était la seule chose qui pouvait lui apporter la paix. Seul un acte le pouvait. Un acte = une modification; c'est l'histoire de la praxis/poesis mais ici par proccuration car le sujet (papa) n'est pas modifié lui-même par l'acte (il ne le peut pas il est trop tard, d'où la nécessité d'un acte et non d'une analyse), c'est la modification de l'autre --l'enfant, son "engendré"-- qui compense son propre déséquilibre. Une vrai mythe grec, quoi. Cet acte, effectué en accord avec lui-même (avec son vouloir-être = son moi profond puisqu'on n'est réellement que notre tension vers notre "nous" authentique voulu) lui restitue son propre accord. A celà s'ajoute la précieuse et unique gratification d'un tel acte, moral et juste (accord), qui répare son imperfection à lui, sa dissonance pour lui restituer enfin un son rond et plein.

Hey, tu parles de quoi, là? Tellement rond et plein qu'il n'y a cas voir sa mort, tordue et vide...

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