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Le vieux

Il est assis, le vieux, la tête presque entre les jambes, un orteil au pied gauche, des cheveux noirs frisés collés en mèches au sommet de sa tête autour d’une calvitie pourtant peu avancée si on y regarde bien; il marmonne mais on n’entend pas grand-chose, il n’a pas l’air d’avoir une seconde conscience de l’endroit où il est, de l’aspect qu’il a, de ses chevilles maigres, sales et gonflées et des passants autour. Je m’approche, il pue. Le graillon, la clope et le renfermé (le renfermé du grand air du clodo). Pourtant il m’attendrit, je me demande où il est en train de se promener dans sa tête, si les choses y ont une forme ou s’il n’y a qu’un méli-mélo d’atmosphères perdues. C’est peut-être ça qui pue, quand ça se perd. Je me rend soudain compte qu’il doit être infiniment mal dans son corps, humide, ballonné, plein de démangeaisons mal placées voire de petites bêtes. Il doit vraiment être perdu pour se laisser faire ça. Ou avoir de bonnes raisons (la seule étant pour moi : il sent qu’il est profondément ça, qu’il ne peut en être autrement). Je m’intrigue d’un homme ainsi.

Je me dis « il est resté bloqué à un moment de sa vie, à un endroit ». Ce doit forcément être ça : des fois, d’ailleurs c’est à ça que je reconnais les vieux (peu importe l’age), les hommes restent bloqués sur un moment, une période remarquable où ils ont eu le sentiment de s’accomplir et d’accomplir leur vie, des fois ils en restent prisonniers, le reste ne vaut plus –ils ne peuvent changer leur échelle de valeur et ne peuvent plus lire les autres expériences, j’en ai vu des comme ça.

Ou alors de son vivant il a voulu jouer au jeu de la maîtrise de soi et de la mise en scène et, alors qu’il s’est atrophié petit à petit, a régressé au fond de lui-même, il pensait y plonger et s’approfondir (il s’illusionne sur sa maîtrise) ; alors il s’est ratatiné et réduit à une (seule) couche du fond. L’écart entre ce qu’il est devenu et ce qu’il devrait (ou aurait pu) être est maintenant trop grand pour faire une bonne caisse de résonance, ça ne joue plus. Mais ça il ne le sait pas, il entend sa musique –il ne se sent pas seul ainsi-, il n’a pas perçu le moment où le décalage a cessé d’être celui qu’il manifestait, revendiquait, ou même acceptait et percevait.

On le lui a dit pourtant : tu te nécroses de tout ton profond et de toute ta conscience et, simplifié, tu te caricatures et commences à tiquer, à répéter, à te perdre dans ta très fausse perception de toi-même.

Mais ça, si j’y pense, c’était avant, maintenant il n’est plus que la peau vide du schéma de l’histoire.

Je pense alors à l’histoire tristissime de mon ami Vincent qui a voulu donner son sandwich au clochard près de l’aéroport, qui a relevé la tête et a dit mi-tristement mi-ironiquement (mi-inconsciemment) « Zé pas d’dents » en le regardant dans les yeux bien comme il faut. Mon dieu, peut-être que ce vieux là va lever la tête et qu’elle aura pas d’yeux, ou pas de nez ou…

Mais voyons, il ne faut pas penser tout ça quand on voit de pauvres gens.

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