Ma correspondance, stupide et suffoquée sur l’échec de ma vie française. Mais c’est que je suis faible devant certaines de mes névroses, pardon hein, ces problèmes franco-français de réussite je n’arrive pas à dealer avec, je n’ai jamais pu, et de l’autre côté il y a elle et tout ce qu’elle m’apporte, la magie, la bonté de l’air, et je n’arrive pas toujours à ce que ça ne me fasse pas mal au ventre d’incapacité à rassembler les deux en moi pour rester magique justement, parfois ça me donne juste envie de hurler dans le ciel, toujours cette chose de me sentir coupée en deux, il y a la belle vie américaine qui me gonfle de vie et la vie française où je suis chez moi –et d’une certaine manière ça m’apaise, c’est ce qu’il faut, c’est pas tout négatif- et aux prises avec plein de problèmes, et le but serait d’être une seule personne et d’arriver à m’orner des deux avec majesté, n’est-ce pas, mais je suis du monde des hommes alors toute petite et j’échoue et je sombre sans cesse. Il y a des choses que je n’arrive pas à vaincre, au dessus desquelles je n’arrive pas à tenir la tête. C’est la faute de mon père si je lutte tellement avec les névroses de la réussite, j’en parlais avec maman et on disait que j’étais beaucoup plus élitiste et exigeante qu’elle, ce n’est pas la pression familiale qui fait ça, c’est ma pression intérieure héritée on sait d’où mais je n’en mourrai pas, moi, mais peut-être que pour ne pas en mourir il a fallu, à moment donné, que je décide d’échouer un peu et de ne pas m’arracher les tripes pour être la meilleure des meilleures, oui ça dû se passer comme ça :
-Eve, ça va être dur, tu le regretteras souvent, mais tu ne vas pas te laisser prendre à la spirale du mérite et de l’orgueil, parce que tu en paieras le prix et un prix que tu ne veux pas payer (parce qu’il équivaut à la mort tu l’as vu et tu le sais maintenant) : tu perdras le monde, la beauté, la magie et l’amour tout simplement (au sens fort, l’amour comme type de relation entre les hommes et avec le tout du monde), ce monde tu le perdras parce que les gens qui ne s’occupent que d’eux-mêmes n’y ont pas séjour on le sait, on le sait que pour se fondre dans le monde il faut se fondre tout court et un peu se dissoudre, et un peu s’oublier, et un peu s’absorber et se donner et ne pas se construire, se donner et ne pas SE construire, s’accepter, se recevoir (recevoir), accepter de ne pas s’engendrer soi-même. Eve, tu as voulu (au sens fort, bien autre que « désiré » ou « souhaité », la volonté, elle, a le pouvoir) ce monde quand tu l’as entrevu, tu as entrevu une autre forme de salut que ce salut (illusoire et morbide) qui provenait de toi et que de toi ; de soi et que de soi rien ne peut advenir que soi et on s’emmerde, quand il y a LE MONDE à explorer et à recevoir comme un gâteau d’anniversaire.
Mais Eve elle est hantée par le spectre de son moi stérile et brimé qui aurait tant voulu prendre toute la place et subvenir à tout. La gratification de se devoir tout rien qu’à elle et à sa propre force, à sa propre puissance. On peut vivre par cette seule gratification.
-Eve, tu ne veux tellement pas d’une vie si mortifère. Oui, la conscience de sa propre puissance fournit une énergie suffisante pour traverser sa vie, OUI. Mais c’est un désert. Et à moins d’être stupide (il y en a, des stupides, des aveugles comme ça et eux n’ont pas de problèmes) du coin de l’œil tu la verras, l’horreur de ta condition, le désert, l’erreur, le gâchis, et tu en mourras (d’usure et d’épuisement pour les efforts que ça te coûtera en persuasion constante pour te le cacher à toi-même, efforts qui achèveront de te couper du monde).
Oh boy ! C’est ça qu’il a dû se passer dans mon arrière crâne au moment où je me suis libérée de mon destin de fille à mon père. Mais le problème c’est que j’en suis pas libérée ; ce n’est jamais simple, le fantôme du moi auto-engendré qu’une partie de moi aurait si facilement pu/voulu être me poursuit un peu et me grignote, en France.
pardon que rien ne soit jamais simple avec moi.