Je me tiens debout sur un escalier mécanique arrêté, immobile juste au milieu, lui-même au milieu d’une verrière comme celle tubulaire, d’un aéroport, mais qui ne monte vers rien, nulle part, droit au ciel. Elle est plantée inopinément dans le sol comme le corps brisé d’un avion tombé. Elle a quelque chose de moussu, quelque chose de ruinu d’une épave dans un arbre. D’un vaisseau-bulle posé sur une planète mystérieuse, aussi.
Cet extérieur est la première chose qui m’est donnée et me frappe. Je le perçois d’un coup d’œil dans son ensemble, en une sensation j’ai tout saisi : le désordre d’arbres et de mousse centenaire, l’absence d’actualité, de vie, l’odeur de renfermé qui règne dans cette nature qui n’est plus pour personne. Je vois qu’elle croule, se détériore. Je vois qu’elle a toujours été croulante puisque jamais pour personne. Je me dis comme si Dieu l’avait créé trop tôt et à moitié, la laissant perdue dans les limbes du sens. Mais c’est une pourriture sereine aussi. Tout ce temps finalement n’a pas existé, n’a pas compté. Le temps vient d’apparaître. Ce décor qui hiberne et dégénère en silence m’attendait.
Comme une bête adhère au réel j’adhère au lieu dans sa totalité en une seule fois. En une seconde (celle qui précède juste mon apparition, ai-je l’impression) je comprends tout. Mais le lieu sans moi : il n’y a pas encore de moi. Son sens universel. C’est moi, mais je ne le suis pas encore, je le sens sans l’être.
Simultanément (puisqu’il s’agit d’un coup d’œil qui n’occupe pas de temps) moi : je suis là, comme téléportée, apparue adulte, le temps naît en même temps que moi. Je me secoue un peu (je sens bien que de l’extérieur -apparaît ma conscience de l’intérieur/extérieur- je reste de pierre, trop occupée tournée dedans). Spectatrice hébétée devant mes souvenirs qui se constituent en même temps que le temps se déroule pour moi : dans les deux sens. Je sens la vie, je ne fais rien, tout un monde, toute une vie se créent en moi. Je ne peux naturellement pas agir, je ne fais pas encore la distinction. Je nais, et pourtant je suis là pour voir ça. Je n’ai pas d’histoire, j’ai des outils mais pas d’histoire. J’attends. Je regarde dedans ce qui émerge. Le temps sort tout orné comme le contenu d’un boyau.
Mes souvenirs se constituent petit à petit, ils s’affectent pour que je comprenne. Je deviens une personne et plus seulement une conscience. Il y a une fraction de seconde encore je percevais l’étrangeté du décor pour elle-même, pleinement mais pas pour moi, non, du point de vue de Dieu, du Temps, je ressentais son drame cosmique. Maintenant, j’y suis, j’y nais, oh ! L’universalité de mon regard se perd, s’estompe, m’échappe et s’oublie… Je nais et je perds tout. La vie… Ce que j’ai entrevu, est-ce l’en dehors ? L’essence, si triste dans son éternelle dégénérescence insensée ? D’une tristesse infinie. La vie dans l’absence, dans l’oubli. La Création dans l’absence de vie. Je perds et je raisonne à rebours. Avec la vie le cheminement de la pensée, la perspective. Regarde, je le sais ! C’est avec moi que le temps et la vie sont nés.
Ma perception nait réversible. La petite peau, fine, collante et douloureuse est aussi sensible du dedans que du dehors. Tout se confond en chaos de perceptions. A rebours c’est encore plus intense, d’autant que le présent ne concède rien. Mais il n’y a pas de lutte : une acuité infinie simplement s’impose. Chaque perception apparaît, se difracte, passe et trace, et moi je suis. Le rôle de chacune est considérable. Le poids du tout ainsi démultiplié me paralyse : je suis toute prise dans l’intensité de l’attention qu’il faut soutenir. Comment vivre un évènement tel que celui de la fondation ? Comment lui rendre ce qui lui revient, c'est-à-dire le vivre justement ? Il se présente comme un tout mais il faut bien le difracter avec du temps sinon on ne voit rien. Car je suis une bête qui adhère à elle-même, et c’est la manière juste de traverser honnêtement sa propre fondation. Toute vivante.
Seulement… c’est trop tard, je suis née quelques centièmes trop tard, j’ai vu, même si j’oublie, quelque chose me chiffonne. Je sais que ce qui n’avait pas de sens (ou de sens pour personne) prend sens maintenant. Je sais que ne suis pas là pour rien mais pour donner le sens. Ne pas être là pour rien, autrement dit, pour soi ! J’oscille maintenant entre ma propre grandeur (si j’accepte l’oubli) et ma conscience atroce de la partie qui se joue avec moi.
C’est injuste. Avec l’apparition du sens apparaît la directionalité, la partialité, la selectivité, la tension, la perspective, le point de vue. Et la en même temps qu’on me donne de m’émerveiller devant moi, en même temps qu’on me donne tout avec l’existence, m’est donnée la supraconscience terrible : ce n’est que le contexte du drame qui s’échafaude. C’est l’action, c’est elle qui me prépare. Je n’aurai droit qu’à une section de souvenirs, qu’à une portion de vie et de sens, celle réclamée par les heures qui vont suivre. Pourtant je ne sais rien d’une partie, je suis le noyau unique et universel. Pourtant la vie toujours partielle.
Toujours immobile je me sens mal, j’ai le pressentiment de l’anormalité de la situation, je l’éprouve avec l’intensité d’un coup de fouet dans le noir, et parce que ma vie s’étoffe tellement vite je pressens aussi que cette vitesse est dans le but de me faire oublier instantanément leur origine (ma nature) contre-nature. Et je suis là, paralysée sur cet escalier immobile, paralysée devant la simultanéité de mes perceptions et de ma propre constitution. Les premières devancent légèrement la seconde.